Lesbos : fatigue, foule et fureur
Cet article est une contribution d’un militant de l’ASTI de Nantes (GASProm) suite à sa mission en Grèce.
Il est 8h du matin à Mytilène, capitale de Lesbos. Sur la place Sappho, en face de la statue de la poétesse éponyme, un vieux bus bleu et blanc s’arrête. La porte avant s’ouvre, révélant un chauffeur d’un âge avancé, mince comme un fil de fer, sa clope éternellement vissée au bout du bec. Sur le tableau de bord du bus au moins trentenaire, des plantes en pots se gorgent du soleil déjà aride en ce matin d’été. Sitôt la porte ouverte, le bus est envahi d’une foule éclectique, parlant à la fois anglais, dari, arabe et lingala. Parmi eux, il y a l’armée de bénévoles se rendant chaque matin au camp de Moria, niché dans des collines abruptes à 5km au Nord de la ville. Parmi eux, il y a aussi les exilés, les oubliés, les réfugiés, qui même lorsqu’ils n’y vivent plus s’y rendent pour des raisons qui leur sont propres. Régler une affaire administrative, voir de la famille, ou encore collecter l’équivalent local de l’ADA.
A Lesbos, tout commence et tout finit à Moria. Moria dont on a tant parlé, où l’on ne cesse de dénoncer des conditions de vie infâmes, précaires et dangereuses, Moria, qu’on ne comprend toujours pas. Moria, c’est d’abord un camp que l’on croirait sorti tout droit d’un film. 3 rangées de grilles et de barbelés hautes de trois mètres où les sacs plastiques emportés par le vent viennent se déchirer. C’est un terrain militaire administré par l’armée qu’il est interdit de photographier, flouté sur Google Maps comme les installations secrètes de séries B. C’est un centre de rétention, appelé sans euphémisme « la prison », c’est une aile pour mineurs, une section pour les femmes non accompagnées. C’est le point de passage obligé pour tous les exilés arrivant sur l’île, le centre névralgique d’un système débordé. C’est « l’oliveraie », champ d’oliviers depuis longtemps transformé en débord du camp attenant, où des tentes de fortunes données par des ONG s’entassent comme des châteaux de cartes à la merci du vent et du feu. C’est 12000 personnes se partageant des installations prévues pour 3100 personnes au grand maximum. S’il est toujours relativement facile de rajouter des abris d’urgence, le nombre de toilettes, de douches et de points d’eau lui n’augmente pas. C’est l’odeur saisissante des eaux usées qui se déversent sans arrêt dans la vallée en contrebas, cette rivière polluée et dégueulasse que les gens enjambent chaque jour pour aller voir les ONG implantées ci et là de l’autre côté du bois.
Mais Moria, c’est surtout l’attente. Des familles qui passent jusqu’à 72h dans la tente des arrivées, communale et gigantesque, attendant qu’on leur attribue leur nouvelle « adresse ». Les heures de queue pour manger, pour se doucher, pour se soigner, pour régler n’importe quelle formalité. Finalement, l’endroit n’est que le symbole de cette crise qui dépasse l’entendement. Il y a bien sûr d’autres camps en Grèce, il y a même d’autre camps à Lesbos, mais aucun ne représente tant la démesure de l’effort restant encore à accomplir que Moria. Le traitement médiatique de la crise migratoire a contribué à créer ce qui était en fait pendant longtemps une crise de perception, existant plus dans notre imagination collective que la réalité des chiffres. Ce décalage a favorisé l’adoption de solutions inhumaines comme l’accord UE-Turquie, visant plus à endiguer le nombre d’arrivées sur le sol européen que de trouver des solutions durables au problème. Sur le terrain, acteurs juridiques comme autorités grecques et européennes sont conscients que suivies de manière adéquate, la grande majorité des personnes exilées peuvent prétendre au statut de réfugié où à la protection subsidiaire. En effet, le taux d’octroi de la protection internationale en Grèce est de 50%, et grimpe à 75-80% dès la mise en place d’un suivi juridique adéquat. Ainsi, par « pragmatisme » et par un cynisme à couper le souffle, la politique européenne se résume à vouloir empêcher au maximum les arrivées.
Finalement, les exilés sont otages d’un jeu qui les dépassent complètement, se jouant majoritairement entre Athènes, Ankara et Bruxelles. Bien que l’on puisse entendre les réalités politiques et économiques se cachant derrière ces problèmes structurels, il est néanmoins impossible de justifier ce statu quo d’une violence insupportable. Au 21 octobre, il y avait 34479 réfugiés sur les îles de la mer Égée. Ce mois ci, les gardes côtes turcs en ont interpellé 16000 autres tentant la traversée. Des niveaux jamais vus depuis 2015.