Une contribution du Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires
Nous avons organisé un week-end de travail autour de la question de l’autonomie des luttes et de la place des premier-e-s concerné-e-s les 12 et 13 juin 2021. Autour de la table, étaient notamment présent-e-s l’Alliance Citoyenne Grenoble, ATD Quart Monde, le DAL, A bas les CRA, la Coordination des sans-papiers 75, le Front Uni des Immigrations et Quartiers Populaires (FUIQP).
Nous mettons ici en ligne une contribution de Farid Bennaï du FUIQP. "Un antiracisme qui hiérarchise les racismes est un antiracisme de pacotille. Laisser s’acclimater l’ensemble de la population française au traitement d’exception punitif d’une partie d’entre elle, c’est habituer l’ensemble à des régressions sociales et politiques mortifères pour tous."
Les dernières mobilisations contre la loi sur la « sécurité globale » et la loi « confortant les principes républicains » sont un miroir grossissant des contradictions qui traversent le mouvement social aujourd’hui.
2 histoires politiques distinctes :
- l’histoire de la gauche sociale et la politique française, et plus largement, occidentale,
- et l’histoire des mouvements de libération nationale des peuples colonisés, notamment de l’immigration depuis la création de l’Etoile Nord-Africaine dans les années 1920.
Elles se croisent et se rencontrent seulement quand l’une est subordonnée à l’autre.
Ces deux courants se sont également opposés à plusieurs reprises :
- lors de la dissolution du l’Etoile Nord-Africaine en 1937,
- lors des massacres du 8 mai 1945,
- lors de la nakba en Palestine en 1947-1948,
- lors de la révolution algérienne avec le vote par la gauche des pouvoir spéciaux en mars 1956,
- lors de la création du Mouvement des Travailleurs Arabes dans les années 1970,
- lors de la Marche pour l’égalité et de la création de SOS Racisme dans les années 1980,
- lors de la loi sur l’interdiction du voile à l’école en 2004,
- lors des révoltes des banlieues en 2005,
- lors des manifestations pour Gaza en 2014, etc.
Dans cette opposition, la question de l’autonomie a toujours été un élément déterminant depuis bientôt un siècle. Déjà dans les années 1920, l’écrivain algérien Aly El Hammami jeta un encrier à la face de Maurice Thorez car celui-ci voulait imposer qu’une délégation algérienne devant se rendre à Moscou défile au côté de la délégation française et derrière le drapeau tricolore. Parfois, nous avons l’impression de ne pas être sortis de cette histoire faite de subordination.
Et donc, au détriment de l’autonomie politique, et par voie de conséquence, sur l’agenda des oppressions spécifiques des premiers concernés.
Cela signifie sans doute, en tout cas pour moi, qu’une alliance (c’est durable) et une convergence (c’est ponctuel) - ne peut se faire d’abord que sur la base d’une colonne vertébrale préexistante, et non sur des contours politiques qui donnent l’impression d’être dans la forme consensuelle inclusive, plastique. Cela ne peut que s’inscrire dans un système de pensées et de pratiques qui reproduira une forme d’entre soi sociologique et politique avec les mêmes absences et sans doute les mêmes impasses.
Au contraire d’une mise en commun solide à partir de l’articulation de piliers distincts qui prennent appui sur les héritages, sur les luttes des uns et des autres. Bref, faire système idéologique pour porter l’espace politique, la dynamique politique capable de mobiliser les moyens d’une transformation profonde, antiraciste, anticapitaliste et antisexiste, et pour l’égalité des droits.
Les contradictions qui traversent le mouvement social aujourd’hui ?
Elles sont en effet caractérisées par une double tendance réductrice :
- la tendance de certaines organisations à réduire la lutte contre la
« sécurité globale » à la seule remise en cause de l’article 24, parfois réduit même à la seule question de la liberté de la presse ; - la tendance à réduire la lutte actuelle à la seule loi sur la « sécurité globale », c’est-à-dire à occulter et invisibiliser la loi sur le « séparatisme » de l’agenda des mobilisations.
Au passage, ce qui disparaît, c’est la place particulière des attaques contre les immigrations, leurs descendants français et plus largement les habitants des quartiers populaires, des musulman-e-s ou supposé-e-s tels…
Une nouvelle fois, les luttes et les oppressions sont hiérarchisées et certaines d’entre elles sont silenciées. En témoigne l’absence de la signature de nombreuses organisations politiques, syndicales et associatives dans les appels à la manifestation contre la loi sur le séparatisme alors qu’elles étaient toutes présentes aux mobilisations antérieures contre la loi sur la sécurité globale.
Nous faisons ce triste constat à un moment où la peur et la tétanie se développent dangereusement chez les musulmans ou supposés tels.
L’ampleur des attaques islamophobes subies [dissolutions d’associations, perquisitions, menaces sur les financements associatifs, discours publics et médiatiques sur l’ensauvagement ou la sécession, etc.) et la faiblesse des réactions publiques et politiques suscitent un sentiment d’isolement et d’abandon porteur de conséquences importantes sur les conditions de luttes futures.
Un tel contexte est de fait un encouragement pour le gouvernement actuel à centrer l’ensemble de la campagne présidentielle qui s’annonce sur les pseudos « problèmes de l’immigration », sur la supposée « menace islamiste », sur les prétendus « communautarismes » et « sécessionnismes » menaçant des soi-disant « territoires perdus de la République », etc. Bref à faire d’une partie de la population définie par un marqueur d’origine, de couleur ou de religion un ennemi de l’intérieur pouvant aussi servir de dérivatif aux colères sociales montantes.
Rappelons juste que ce vocabulaire et cette idéologie de répression sont directement issus de guerres contre-insurrections menées par l’armée coloniale française pour sauver l’empire, notamment la guerre d’Algérie (1954-1962).
Nous constatons également que certains responsables de ces organisations, aujourd’hui absentes de la mobilisation contre la loi sur le séparatisme, n’ont pas de mal à reprendre les argumentaires gouvernementaux quand il s’agit de se positionner sur l’islamophobie – notamment en se cachant derrière une laïcité totalement dévoyée pour occulter le développement d’une islamophobie d’Etat.
L’islamophobie d’Etat n’est pas une question secondaire dans notre pays. L’occulter des mobilisations actuelles revient de fait à l’encourager. Alors que l’ensemble des projets de loi et des mesures actuels font système (sécurité globale, séparatisme, loi de programmation de la recherche, décrets sur les fichiers Pasp et Gipasp étendant le fichage policier aux « opinions politiques », etc.), l’occultation du versant islamophobe de la politique actuelle est porteuse une nouvelle fois de divisions profondes qui seront longues à résorber une fois installées. Le tournant autoritaire et sécuritaire du pouvoir qui caractérise notre actualité ne pourra pas être efficacement combattu en masquant une de ses principales cibles, les musulmans ou supposés tels. L’unité politique suppose la clarté.
Aujourd’hui, si nous voulons mener une lutte efficace contre les racismes en général et contre l’islamophobie en particulier, et obtenir un accès au droit, à la dignité et à un traitement égalitaire devant la loi, il est nécessaire de construire notre autonomie vis-à-vis de celles et ceux qui souhaitent invisibiliser nos luttes et nous-mêmes, afin de mieux nous imposer leur agenda politique. Et il est évident que dans cet agenda, la lutte contre les racismes en général et contre l’islamophobie en particulier sera jetée dans les oubliettes de l’histoire.
Car il s’avère totalement illusoire de penser que les personnes qui ne font pas l’expérience du racisme au quotidien puissent avoir les mêmes priorités politiques que celles qui en sont victimes.
De ce fait, si les personnes vivant le racisme dépendent dans leur organisation politique de celles qui ne le subissent pas, les intérêts du premier groupe seront systématiquement considérés comme secondaires, accessoires, et sans importance. Comme l’écrivait Charles V. Hamilton et Stokely Carmichael : « Une coalition entre les forts et les faibles ne sert, en définitive, qu’à perpétuer une hiérarchie de fait : domination et soumission »[4]. Concrètement, la gauche sociale et politique décide de son agenda et de ses objectifs et demande ensuite aux Noir-e-s, aux Arabes ou aux musulman-e-s de les rallier sans sourcilier. Par contre, les secteurs majoritaires de cette gauche opposeront quasi systématiquement une fin de non-recevoir lorsque des organisations autonomes les solliciteront pour lutter contre le racisme systémique. Cette attitude paternaliste est directement issue de la culture coloniale de la gauche française.
Un antiracisme qui hiérarchise les racismes est un antiracisme de pacotille. Laisser s’acclimater l’ensemble de la population française au traitement d’exception punitif d’une partie d’entre elle, c’est habituer l’ensemble à des régressions sociales et politiques mortifères pour tous.
Face à ce contexte national et international, force est de constater une faiblesse idéologique des réactions. Nous disons idéologique parce que la faiblesse quantitative n’est, selon nous, qu’une des conséquences de la faiblesse idéologique. Sans être exhaustif, au moins trois éléments de faiblesse structurelle de l’opposition à la "gestion coloniale" peuvent être mentionnés.
Le premier est l’analyse du racisme comme phénomène individuel empêchant de saisir sa dimension structurelle comme en témoigne les polémiques au sein même de la « gauche » sur le « racisme d’Etat », le « racisme antiblanc », les « violences policières systémiques », etc.
Le second est le mythe de la République "une et indivisible" et l’essentialisation des conquis politiques historiques [la laïcité, le principe d’égalité homme-femme, l’interdiction de la discrimination légale en fonction de l’origine, etc.] comme étant des traits de « l’identité française » comme en témoigne la difficulté à constater le développement réel de l’islamophobie en France, à s’opposer radicalement à la loi sur le séparatisme ou à exiger la régularisation de tous les sans-papiers. Ce mythe républicain est un déni de l’histoire réelle de la République qui fut historiquement une république coloniale ayant créé, par exemple le Code de l’Indigénat. C’est donc un déni de l’histoire des héritiers des victimes de cette histoire coloniale-républicaine dont une partie se trouve dans les quartiers populaires qui subissent une "gestion coloniale" directement issu de l’histoire de la République coloniale.
Le troisième est enfin la sous-estimation de la dimension anti-impérialiste dans la prise en compte des rapports de force entre classes sociales comme en témoigne l’absence dramatique de mobilisations contre les guerres menées par l’armée française en général et en Afrique en particulier. Comme en témoigne également la faiblesse des mobilisations en faveur de la Palestine comparativement à des pays comme le Royaume-Uni (manifestation de plus de 100 000 personnes à Londres en mai 2021. Négation du racisme comme modalité de gestion du rapport de classe, persistance d’une vision idéaliste de la République et de la Nation et faiblesse de l’anti-impérialisme sont les trois mamelles politiques nourrissant la faiblesse de la résistance antifasciste aujourd’hui.
Comme le disait Aimé Césaire, il s’agit de ne pas confondre alliance et subordination.