Les droit de la non-discrimination et les personnes étrangères en France

Entretien avec Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l’Université Paris Ouest - Nanterre La Défense

Cet entretien est issu du rapport « Inégalités de traitement et vécus discriminatoires : Paroles de couples franco-étrangers en Ile-de-France » de l’association des Amoureux au ban public sorti en 2017. Nous le reproduisons ici avec son amicale autorisation et nous vous encourageons vivement à aller sur son site : http://www.amoureuxauban.net/ pour suivre l’actualité et les combats du mouvement de défense des droits des couples bi-nationaux en France.

En France, les personnes étrangères non-européennes peuvent-elles se prévaloir d’un droit à la non-discrimination ?

Oui, bien sûr, à plusieurs titres et sur plusieurs fondements.

D’abord sur le fondement du principe général d’égalité, dont le respect s’impose au législateur comme à l’administration. Le principe d’égalité, tel qu’interprété par le Conseil d’État et le Conseil Constitutionnel, n’autorise à instaurer des différences de traitement entre des catégories de personnes que dans deux cas : soit parce qu’il existe entre elles des différences de situation ; soit parce que ces différences de traitement répondent à un impératif d’intérêt général prééminent. S’agissant des différences de traitement fondées sur la nationalité, elles sont ainsi considérées comme légales ou constitutionnelles par exemple dans le domaine de la législation sur le séjour, puisque les étrangers, contrairement aux nationaux, n’ont pas un droit absolu à entrer ou demeurer sur le territoire d’un État qui n’est pas le leur ; en revanche elles constituent une violation du principe d’égalité dans le domaine des droits sociaux – pour autant que les étrangers sont en situation régulière. La Cour européenne des droits de l’Homme raisonne à peu près de la même façon : l’article 14, qui interdit toute discrimination dans l’exercice des droits reconnus par la Convention, n’interdit pas toute différence de traitement, mais seulement celles qui manquent de « justification objective et raisonnable ». La Cour admet ainsi que les étrangers soient soumis à une réglementation spécifique en matière d’entrée, de séjour et d’éloignement, en raison des prérogatives reconnues dans ce domaine aux États, même s’il doit en découler des restrictions à l’exercice de leurs droits, par exemple le droit au respect de la vie privée et familiale. En revanche, lorsque ces prérogatives ne sont pas en jeu, une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité, y compris dans le domaine des droits sociaux, sera rarement jugée compatible avec la Convention.

Ensuite sur le fondement des dispositions législatives contenues notamment dans le Code pénal (art. 225-1 et suivants et 432-7) et le Code du travail, ainsi que dans la loi du 27 mai 2008 qui prohibent et sanctionnent les discriminations, y compris indirectes, lorsqu’elles sont fondées sur l’un des critères que ces textes énumèrent. Ces dispositions protègent les étrangers non seulement en tant que victimes potentielles des discriminations raciales au sens strict, c’est-à-dire fondées sur leur « appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une race ou une religion déterminée », mais aussi en tant que victimes d’une discrimination fondée sur « leur appartenance ou non appartenance, vraie ou supposée, à une nation déterminée ». La jurisprudence a confirmé que les discriminations fondées sur leur nationalité ou la qualité d’étranger constituaient bien le délit prévu et réprimé par le Code pénal et un comportement prohibé par le code du travail.

Le principe d’égalité n’interdit pas, toutefois, de subordonner l’accès à un droit à une condition de séjour régulier, voire à la détention d’un titre de séjour déterminé : c’est le cas du droit de travailler, de l’affiliation à la sécurité sociale et du droit aux prestations, du RSA ou des allocations chômage. Ce qui réintroduit des discriminations importantes, mais qui ne sont pas fondées directement sur la nationalité et sont considérées comme légitimes par les juges. Or elles touchent un nombre croissant de personnes, en raison de la tendance à la précarisation du droit au séjour des étrangers qui résulte de l’évolution de la législation et des pratiques administratives et qu’on observe depuis une trentaine d’années.

Quels sont les outils que pourraient utiliser les étrangers pour se défendre face à une discrimination ?

Le traitement différencié – et souvent arbitraire – des demandes selon les préfectures ou selon les municipalités est, non sans raison, ressenti comme une discrimination, et il est très important de mettre en lumière et de dénoncer ces différences de traitement difficilement acceptables dans un « Etat de droit ».

Mais, s’agissant de se battre contre ces comportements arbitraires, la difficulté vient de ce que les instruments mis en place pour lutter contre les discriminations ne sont guère mobilisables pour contester ce type de différences de traitement. Ces comportements ne tombent pas sous le coup des textes prohibant la discrimination, sauf dans des cas très particuliers : on peut penser à un maire qui refuserait de procéder à un mariage et dont le refus serait clairement motivé par un refus général de marier des étrangers – et même dans ce cas, l’intention discriminatoire serait difficile à prouver, car il y a toutes les raisons de penser qu’il invoquera le soupçon de mariage blanc. Or le fait de soupçonner systématiquement les étrangers de chercher à contourner ou violer la loi n’est pas constitutif du délit de discrimination. Tout au plus l’expression publique de ce soupçon pourrait-elle tomber sous le coup du délit de diffamation raciste.
Il est vrai que figure désormais dans la loi la prohibition des discriminations fondées sur le lieu de résidence. Mais, dans l’optique du législateur, il y a discrimination territoriale lorsque les personnes sont discriminées en raison de l’endroit où elles habitent : ici, les différences de traitement d’un endroit du territoire à l’autre, même si elles engendrent à l’évidence des inégalités de traitement, découlent plutôt de l’arbitraire des préfectures ou des mairies que de la volonté de traiter moins bien ceux qui ont la malchance d’habiter dans l’orbite de telle ou telle préfecture. La discrimination territoriale viserait plutôt l’hypothèse où une même préfecture se fonderait sur le lieu de résidence pour refuser ou accorder des papiers.

Il nous semble donc que, devant les tribunaux, une action sur le fondement de la discrimination territoriale serait vouée à l’échec. En revanche, le Défenseur des droits pourrait parfaitement être saisi puisqu’il a pour mission non seulement de lutter contre les discriminations, mais aussi de remédier aux dysfonctionnements de l’administration.
Les préfectures ajoutent des conditions à celles qui sont prévues par les textes, et dans ce cas leurs pratiques sont illégales, il n’est pas besoin d’invoquer la discrimination ; soit elles ont un pouvoir discrétionnaire – autrement dit une certaine latitude pour apprécier s’il est ou non opportun, au regard de l’intérêt général et de la situation de la personne, d’accorder le titre de séjour ou l’autorisation de travail demandée – et dans ce cas il est très difficile de prouver la rupture d’égalité. Il faudrait en effet pouvoir prouver que deux situations sont exactement similaires – ce qui est pratiquement impossible – et qu’on leur a réservé un sort différent. De surcroît, le juge n’exerce qu’un contrôle restreint dans ce cas, et il lui serait très difficile, du reste, de procéder à ce travail de comparaison alors qu’il n’est saisi que du cas de la personne requérante.
On pourrait imaginer que les circulaires ministérielles viennent mettre un peu d’ordre dans ce désordre pour tenter d’harmoniser les pratiques des préfectures. Mais cette méthode s’avère elle aussi inopportune : d’une part, les, les ministres n’ont pas le droit d’imposer des règles strictes pour le traitement des dossiers lorsque les textes donnent aux préfets un pouvoir d’appréciation discrétionnaire ; d’autre part, l’expérience montre que, sous couvert d’harmonisation, les circulaires interprètent les lois et les décrets systématiquement dans un sens restrictif. »